De la justice, nous avons des représentations empruntées au registre de la répartition, de la distribution : égalité des parts, égalité des rapports ou proportion. Mais s'il existe bien une sorte de congruence entre les idées de justice, de réciprocité, de symétrie, d'équilibre - en témoignent les innombrables allégories assorties du schème de la pesée, à lui seul, le principe d'égalité, arithmétique ou proportionnelle, ne constitue qu'un principe régulateur. Ce schème, doublé de l'image du glaive qui s'abat sur quiconque vient compromettre la paix que fait régner la loi, n'épuise pas l'étendue sémantique de la notion. Au-delà de sa signification légale, la justice, dans l'éclosion de la conscience morale, se présente comme une vertu individuelle. Ainsi parle-t-on d'un homme juste, et même d'un « juste ». Quelle est, dès lors, la raison pour laquelle la modernité, réduisant la justice à sa fonction distributive, rétributive et judiciaire, n'impute globalement l'injustice qu'à la société ? Et ce alors que les traditions grecque et judéo-chrétienne dont elle est l'amnésique héritière avaient développé une anthropologie repérant l'iniquité au coeur même de la nature humaine, du fait de son inachèvement constitutif et d'un redoutable privilège, la liberté ? Cette double tradition proposait, comme finalité de l'existence, l'effort vers le meilleur et le sentiment de dignité morale et spirituelle qui pouvait l'accompagner. La civilisation européenne s'est construite sur le primat accordé au Dieu juste et à l'homme droit.La conception moderne en est venue à privilégier la seule distribution équitable des biens consommables, objectif en lui-même des plus légitimes, mais en réalité bien partiel. La catégorie de quantité tend à se substituer à la dimension qualitative qu'impliquait la justice des juste. Pourquoi l'ordre économique a-t-il écrasé tous les autres ? Tout en permettant de mieux comprendre ce cheminement, cet ouvrage, bien informé des débats contemporains sur le sujet, contribuera à restaurer une approche pleinement philosophique de la justice, renouant dans les conditions de notre époque avec l'idéal d'épanouissement humain qui a dès l'origine sous-tendu cette approche.France FARAGO, agrégée de philosophie, professeur en classes préparatoires aux ENS, a notamment publié, chez Armand Colin, L'Art (1988), Les grands courants de la pensée antique, Les grands courants de la pensée politique (1998), Le christianisme, le judaïsme, l'Islam et la pensée occidentale (1999) et La Nature (2000).
Introduction : Les ruses de l'histoire et la justice flouée : le fanatisme de l'égalité. L'héritage gréco-romain. L'héritage judéo-chrétien. Du Moyen Âge à la Réforme. Justice et pouvoir politique. L'empirisme et l'utilitarisme (1711-1776). La synthèse formaliste de Kant (1724-1804). Les droits de l'homme et la raison pratique face à la critique positiviste. Libéraux et communautariens. Lévinas ou la racine intersubjective de la justice. Ricoeur : la justice comme sagesse pratique. La justice judiciaire.